LIVE NIRVANA INTERVIEW ARCHIVE August 28, 1993 - Seattle, WA, US

Interviewer(s)
Youri Lenquette
Interviewee(s)
Kurt Cobain
Krist Novoselic
Dave Grohl
Publisher Title Transcript
Best La Fureur Uterine Yes (Français)

Il y en a qui ont de la chance, mais à la différence des gagnants du millionnaire, celui du concours Best/Nirvana avait bien mérité de passer un week-end à Seattle, pour aller interviewer et se lier d'amitié avec le trio pape du grunge.

VvvvVVVRRRROOAARrrrrr!

L'echo des petits moteurs poussés à fond rebondit sur les murs du supermarché dont dépend le parking déserté où nous nous trouvons. Les environs, une banlieue résidentielle, ressemblent à un décor de film de Spielberg. Des maisons cossues et discrètes cachées au milieu des arbres, des gens qui se reconnaissent et se saluent. Une Amérique blanche, proprette et sympathique, où chacun s'accorde le droit de rester un grand enfant le week-end pourvu qu'on fasse du dollar dans la semaine. Le passage, en pleine rue de karts conduits par deux des "rock stars" les plus en vue du moment ne semble provoquer que les sourires amusés que l'on réserve à des voisins turbulents. A l'heure qu'il est nous devrions être en train de terminer l'interview qui nous a amenée jusqu'à Seattle.
Mais c'est presque obligatoire et fait partie de leur charme: les choses ne se passent jamais avec Nirvana comme elles avaient été prévues. Première surprise, ils étaient tout à l'heure au rendez vous et nous, du coup, en retard. Aucun problème, ils nous attendaient tranquillement assis sur le porche de la maison de Chris, profitant d'une brève apparition du soleil entre le bruit des tondeuses à gazon et les aller-retours d'un oiseau venu nicher sous une poutre de la véranda. Une atmosphère familiale et bon enfant qui n'est pas exactement ce que l'on peut imaginer être la vie d'un des groupes les plus sulfureux du moment, pesant plus de neuf millions d'albums vendus dans le monde.
Depuis le blitzkrieg de "Nevermind" et à la fin de leur éreintante tournée mondiale, les trois se sont achetés chacun une maison dans des quartiers sympas. Leur niveau de vie a manifestement suivi une courbe ascendante. On ne retrouve pas pourtant la débauche de luxe et de tape à l’œil dont s'entourent souvent ceux pour qui le succès est venu vite et sur une grande échelle.
Chris possède bien aujourd'hui trois voitures. Mais il s'agit d'un 4/4 passe-partout, une Volkswagen break des sixties dénuée de tout glamour et sa fierté: une Dauphine qu'il essaye de retaper et dont le caractère original aux States ne l'empêche pas d'avoir l'air à bout de souffle. Débarrassé de sa barbe et les cheveux taillés courts, Chris Novoselic a plus encore que par le passé l'allure d'un bon géant tranquille.
«J'ai trouvé aussi un bout de terrain dans les montagnes continue t il alors que nous roulons en direction d'un restaurant de quartier. Il y a une maison dessus mais c'est complètement isolé. Très dur à atteindre. Il n'y a même pas de téléphone. Mais c'est exactement ce que je cherchais. Il y a eu un moment l'année dernière où j'ai senti qu'il valait mieux disparaître pendant quelques temps. M'isoler de tout ce qui pouvait m'entourer. J'avais besoin après la tournée de remettre les choses en perspective et accepter ce qui avait changé.»
L'histoire de Nirvana a quelque chose de vertigineux. Beaucoup d'autres se seraient cassé les reins. Beaucoup d'autres y ont laissé leur vie et leurs rêves. Eux semblent avoir su passer sans dommages la zone des rapides qui les a propulsés brutalement d'un anonymat certes précaire mais sécurisant, à une gloire internationale pour laquelle ils n'étaient pas préparés: ses récompenses, ses pièges et la difficulté parfois à faire la différence entre les deux.
L'argent, l'attention publique, leur image projetée tous azimuts ne leur a pas fait perdre une dimension humaine et le goût du réel. C'est sans doute pour cette raison qu'ils peuvent continuer à vivre à peu près normalement. Le restaurant dans lequel nous débarquons semble tenir debout de crasse et de décrépitude. L'endroit est plus ou moins géré par une association s'occupant de jeunes paumés. De fait, l'endroit ne compte que des clients dont les plus vieux doivent avoir vingt cinq ans. Pourtant s'il est clair que tout le monde a reconnu qui venait d'entrer, personne ne songe à venir les importuner.

Sérial killer

Au bout de la table, Kurt Cobain s'attaque à un cheese burger dégoulinant de graisse et cerné par de méchantes frites. Je lui fait remarquer que ce n'est peut être pas la meilleure façon de traiter les maux de ventre dont il se plaignait lors de notre première rencontre, il y a presque deux ans, lors de leur tournée australienne. Des douleurs diagnostiquées plus tard comme un ulcère à l'estomac et qui lui a valu quelques hospitalisations.
«C'est passé hésite- t -il. Enfin, je crois. Ca tenait pour beaucoup à ma manière de chanter. Je me sers beaucoup du ventre et comme je hurle pas mal ça a fini par créer une irritation. La tournée a été très longue, on jouait presque tous les soirs donc ça ne pouvait pas cicatriser. J'ai fini par me retrouver avec un trou dans l'estomac. C'était pas mal lié au stress aussi... Trop de choses se sont passées en même temps. J'ai passé une période très négative. J'avais l'impression que la musique était en train de passer au second plan. Pendant un bon moment j'ai eu envie de tout arrêter. Je crois que ce qui se passe dans ta tête finit par resurgir dans ton corps. Enfin, là c'est guéri.»
Il jette un oeil circonspect sur son burger.
«De toutes façons, essaye de trouver quelque chose de mieux dans le menu. Si tu y arrive, j'accepte toutes les suggestions.»
Des trois, Kurt Cobain est certainement le plus difficile à percer mais aussi le plus attachant. Contrastant avec le mètre 93 de Chris et le physique de sportif de Dave Grohl, il garde, à vingt sept ans, des allures d'enfant fragile et trop sensible. Le visage à moitié caché derrière ses cheveux longs séparés par une raie au milieu, il parle d'une voix douce et souvent à peine audible. Un calme que l'on ne devine qu'apparent lorsque l'on croise son regard où peuvent se lire les tourbillons et l'énergie qui l'habitent. Si un jour un film se faisait dans lequel le Petit Prince se transformait en sérial killer, Kurt pourrait sans problème prétendre au rôle principal. De par sa position de leader comme par sa nature, il est celui qui a le plus souffert de l'enchaînement de situations provoquées par le succès de "Nevermind". Lui qui parlait peu se retrouvait soudain bombardé porte parole d'une génération. Lui qui avait trouvé dans la musique un moyen de s'exprimer, se voyait obligé d'expliquer avec des mots ce qui était précisément son seul vrai moyen de communication. Pendant quelques mois les choses ont failli mal tourner. Des rumeurs qu'il avait contracté une mauvaise habitude avec l'héroïne sont devenues de plus en plus persistantes. Certains spéculaient sur sa mort. Et sa relation avec Courtney Love, la chanteuse de Hole, servit de pâture quotidienne à une presse à scandale en manque d'un couple sulfureux. Une intrusion dans sa vie privée qui culmina avec l'annonce de la sortie d'un livre particulièrement "fouille merde", écrit par deux journalistes que le groupe avait accepté dans son entourage avant de réaliser quel type de livre elles étaient en train d'écrire. Kurt, à bout, finit par laisser un message de menaces sur le répondeur de l'une des journalistes, qui s'empressa bien sûr de faire paraître le contenu de la cassette aux journaux...
Dave: «Je ne pense pas que le livre sortira et si il sort un jour il sera épais comme ça. Il montre l'espace de quelques pages avec un sourire de satisfaction vengeresse. Nos avocats se font envoyer le manuscrit et font retirer tous les passages qui ne sont pas vrais. Non seulement c'est bourré d'informations complètement délirantes, mais c'est écrit dans un style que n'oseraient même pas des collégiens.»
Aujourd'hui Kurt semble avoir surmonté ses démons auto-destructeurs. Et il faut vraiment ne rien savoir de ces choses, pour aller questionner quelqu'un sur un sujet aussi intime. S'il ne peut pas encore prétendre au poste de remplaçant de Schwartzeneger, il est aujourd'hui mû par une énergie positive qu'il attribue à son mariage avec Courtney et la naissance l'an dernier de Frances Bean, la petite fille qu'ils ont eu ensemble.
Autour de la table les plaisanteries et les anecdotes tournent. L'heure aussi. Chris et Dave parlent moto. On nous conseille des excursions autour de Seattle. Ce rendez vous commence à tourner à la réunion de vieux amis. Les trois partagent le même peu de goût pour les interviews. Ne parlons pas des sessions photos! Non par une condescendante appréciation de leur temps, jugé de plus de valeur que le nôtre (nous ne serions pas là depuis si longtemps si c'était le cas) mais parce qu'ils semblent redouter le caractère factice et conscient de soi qu'induit ce type de rencontre. Du coup ils font traîner.
Il est décidé que nous allons finalement faire ça dans la maison de Dave. Nous sommes présentés à sa fiancée et à sa mère, venue passer quelques jours. Il ne manque que les gâteaux secs et le coca pour avoir Pair d'être invités à un goûter. D'ailleurs nous commençons par une halte au garage, où Dave entrepose ses deux motos. Un avion télécommandé, une planche de snow board, un skate, un vélo tout terrain... L'endroit ressemble à une caverne d'Ali Baba adolescent. Le clou de sa collection reste cependant ces deux karts qu'il vient d'acquérir. Et avant que nous ayons eu le temps de jeter un oeil autour de nous, les moteurs ont démarré...
Voilà comment nous nous sommes retrouvés sur ce parking. Des canettes posées au sol délimitent un vague circuit. La petite course improvisée entre Kurt et Dave tourne vite à l'avantage du batteur. On nous fait essayer les engins quand les intempéries viennent à point pour remettre un peu de sérieux à cette après midi. Nous sommes en plein mois d'Août mais Seattle ne manque pas à sa réputation pluvieuse et frisquette. Nous finissons par atterrir dans la pièce la plus basse de la maison construite sur plusieurs niveaux de Dave. La moquette et les peintures neuves et des caisses pas encore déballées témoignent d'un aménagement récent. Nous nous asseyons par terre au milieu de piles de disques vynile. Parmi ceux ci le single "Priest They Called Him" sorti sous les deux noms de William Burroughs et Kurt Cobain.
Kurt: «C'est une idée d'un ami qui a un label à Portland. En fait je n'ai jamais rencontré Burroughs. Nous ne nous sommes même jamais parlé au téléphone. Nous avons fait chacun notre truc de notre côté. Au départ ça ne devait être qu'un single mais il semblerait que nous allons peut être faire un album entier. Pendant un moment nous avons pensé lui demander de tenir un rôle dans notre prochaine vidéo. Il y a un personnage de vieil homme. Mais en réfléchissant nous nous sommes dit que cela pourrait être dégradant pour lui et on a laissé tomber. S'il a été une influence pour moi? Je ne sais pas si ce que j'écris à un quelconque rapport avec Burroughs, mais ses livres sont certainement parmi ceux qui m'ont le plus marqués. Je ne suis pas pressé de le rencontrer. Je pense que ce genre de rencontres ne doivent pas être forcées. Ca se fera quand ça doit se faire.»
Si il y a eu bien sur la ressortie de "Bleach", que beaucoup ont découvert à cette occasion, et une compilation regroupant des titres rares et inédits "Incesticide", force est de reconnaître qu'à l'exception d'un titre sur un single partagé avec leurs amis de Jesus Lizard on n'avait pas entendu beaucoup de matériel nouveau en provenance du trio de Seattle depuis "Nevermind". Les ours, en revanche, allaient bon train. On les disait entrés en studio avec Steve Albini, que la maison de disques refusait de sortir un disque "inécoutable", qu'ils recommençaient tout avec Scott Litt. Le titre même semblait ne pas vouloir se stabiliser. L'album s'appelait "I Hate Myself & I Want To Die" puis "Verse Chorus Verse" pour enfin s'arrêter sur "In Utero".

Fœtus

Chris: «Ce sont juste des titres avec lesquels on s'est amusé. Rien n'était fixé. Mais le moindre fait était amplifié par les médias. C'est complètement ridicule. Il se passe suffisamment de choses graves dans le monde: quelle importance peut bien avoir un groupe de rock qui enregistre son disque?»
Dave: «"Verse Chorus Verse" on l'a vite laisse tomber. Ca finissait par donner une connotation médiocre au disque. Quant à "I Hate Myself & I Want To Die" c'est le titre d'une chanson qui devait être sur l'album mais qu'on a décidé de ne pas inclure. Elle sonnait trop comme d'autres sur le disque. Cela sortira sur une compilation Beavis & Butthead (deux personnages de dessins animés popularisés par MTV, une sorte de croisement vitriolé entre les Simpson et Wayne's World).»
Chris: «En plus avec un titre pareil il aurait fallu qu'un seul gosse se donne la mort et nous nous retrouvions au tribunal aux côtés de Judas Priest.»
Est ce que ce titre reflétait votre état d'esprit à l'époque?
Chris: «Oui Ha Ha... De manière sarcastique. Ou devait être en train de jouer à la roulette russe avec des pistolets à amorces ce jour là.»
Kurt s'intéresse soudain de près à la semelle de ses chaussures, moyen d'éviter à avoir à expliquer cette ligne dont il est l'auteur.
Chris: «Nous avons tous les trois un goût assez marqué pour le second degré et l'humour noir. Le problème c'est que ce qui peut faire rire en privé peut être mal pris ou déformé quand tu t'adresse à des gens que tu ne connais pas et qui ne te connaissent pas.»
Kurt: «"In Utero" est un des derniers qui nous est venu en tête, il n' y a pas de grande signification ou de message à chercher. Ca collait bien avec l'artwork de la pochette où l'on voit des femmes enceintes, des fœtus.»
Réaliser la suite d'un disque comme "Nevermind " était un pari difficile à tenir?
Kurt: «Je sais qu'il y a eu un moment où j'ai eu envie de tout envoyer péter. J'ai eu envie de faire un disque que personne n'aurait envie d'acheter... Nous avons su dépasser ce type d'attitude motivée par le ras-le-bol. Nous avons décidé de faire le disque que nous avions envie de faire sans penser à ce que cela allait représenter pour notre public, les médias, le business ou qui que ce soit.»
L'écoute de la pré-cassette de l'album confirme le bien fondé de cette attitude égoïste. Plus brut, moins poli et nettoyé que "Nevermind", "In Utero" capture Nirvana à vif. Un peu comme si Cobain et sa bande avaient su croiser l'incandescence forcenée de "Bleach" et l'évidente sensibilité pop de "Nevermind". Un disque enregistré en un temps record: deux semaines dans un studio près de Minneapolis, l'hiver dernier.
Kurt: «Honnêtement ce n'est pas très difficile de faire un disque de rock’n’roll. Les chansons étaient prêtes. Il a suffi de se mettre d'accord sur les détails. Si on met un solo là ou pas... Nous avons fait toutes les bases en trois jours. Trois ou quatre supplémentaires pour les voix ou les rajouts de guitares et le reste pour mixer. Nous avons toujours pris très peu de temps pour enregistrer. Je ne pense pas que notre musique gagne à ce qu'on passe des mois à traquer des détails.»
Dave: «Nous étions au beau milieu de nulle part. Il y avait de la neige tout autour. Nous avons booké le studio sous un nom d'emprunt: le Simon Ritchie Band, Simon Ritchie était le vrai nom de Sid Vicious. Personne ne savait que nous étions là même le manager du studio l'a appris après coup.»
Pourquoi avoir choisi Steve Albini?
Kurt: «On aimait bien le type de son qu'il avait obtenu sur ses productions précédentes. Il prend le son de manière très naturelle. Nous n'avons pas réellement besoin d'un producteur. Le son de nos disques c'est surtout à nous qu'il tient. Ce n'est pas comme certains groupes des sixties, ou aujourd'hui des productions comme Whitney Houston ou le producteur choisit les chansons, les musiciens, arrange les morceaux... Nous avons besoin surtout d'un ingénieur du son, quelqu'un qui s'occupe des problèmes techniques. L'attitude de Steve Albini nous convenait. Il est anti-establishment, il est prêt à essayer des choses nouvelles.»
Chris: «Il a une manière très particulière de prendre le son. Il utilise plein de micros. Des micros bizarres. Des machins anciens, des micros qu'il a récupérés d'Allemagne de l’Est... Il ne se contente pas de faire une installation standard. Ca permet de jouer avec la réverbération de la pièce, le son qui rebondit sur les murs.»
Contrairement aux rumeurs les relations avec Albini semblent avoir été plutôt bonnes même si effectivement deux titres de l'album ont été remixés par Scott Litt.
Kurt: «Honnêtement si Albini n'avait pas pu faire ce disque je crois que cela aurait été un vrai dilemme. On aurait passé des mois à trouver le son que nous cherchions. Je crains qu'avec un autre producteur et dans un autre studio, nous aurions eu du mal à ne pas nous retrouver avec une séquelle de "Nevermind"»
En plus de ceux figurant sur l'album, le groupe a enregistré quatre titres vraisemblablement appelés à alimenter les faces B de singles, dont un écrit par Dave.
Dave: «En fait c'est un vieux titre. Ca remonte à l'époque ou Kurt et moi partagions le même appart. Nous avions acheté un petit quatre pistes et écrit quelques chansons pour pouvoir l'essayer. "Penny Royal Tea" qui est sur l'album a été composé au même moment. Nous avons pensé qu'elle méritait d'être réenregistrée. Cela m'arrive assez rarement de composer. C'est plus un hobby pour moi que quelque chose de sérieux.»
"In Utero" comme "Nevermind" se termine par un piège. Après 23 minutes de silence, un titre complètement délirant surgit par surprise des baffles.
Chris: «Quand "Nevermind" est sorti le CD était encore un support assez nouveau. On a juste cherché à s'amuser un peu avec ses possibilités. C'était un moyen d'emmerder les possesseurs de carrousels cd.»

Cendrier

Si l'on s'en tient purement aux chiffres, les ventes de "Nevermind" restent largement inférieures à celles de Garth Brooks, Michael Jackson et autres locomotives de l'industrie. Son impact et ses répercussions dépassent en revanche tout ce qui a pu se faire depuis... Depuis quand au fait, un véritable groupe de rock 'roll, un groupe réellement punk a réussi à ce point à se faire entendre? Les Sex Pistols et Clash étaient certes les fiers détonateurs d'une esthétique, d'une conscience, d'un mouvement. Les Stooges et le Velvet ont révolutionné leur époque. Mais leurs ventes à tous n'ont jamais été suffisantes pour espérer même être un grain de sable dans les rouages de la machine. En imposant ce type de musique aujourd'hui, Nirvana a créé un appel d'air dont la pleine importance n'apparaîtra sans doute que demain. Pour l'immédiat leur succès a déjà permis à toute une flopée de groupes de se faire signer là où il y a deux ans ils auraient été contents de voir leur démo servir de cendrier. Quant aux neuf millions de disques vendus, ils sont désormais là pour rappeler à l'industrie que l'ère du tout marketing des eighties est peut être bien révolue. De manière bien involontaire, Nirvana est aussi à la source d'un "look" grunge qui fait aujourd'hui le bonheur des magazines de mode.

Diet Grunge

Chris: «Que dire là dessus? C'est grotesque. Mais je ne crois pas que ça va durer pour la simple et bonne raison qu'il n'y a pas grand chose à exploiter. Le grunge n'est qu'une branche du rock‘n'roll. Et bon, même si il y a toujours des gogos, il n'y a pas trente six manières de présenter une chemise à carreaux ou un jeans élimé. Tu en trouveras peut-être pour aller acheter 300 dollars une chemise à carreaux signée par un designer, mais la plupart continueront à aller chercher la même pour cinq dollars chez un fripier. Si il n'y a pas d'argent à se faire, l'industrie passe toujours à autre chose.»
Par la force des choses, Nirvana ne peut plus aujourd'hui se loger paisiblement dans le clivage manichéen opposant mainstream et alternatif. Qu'ils le veuillent ou non leur histoire représente un gros business. Ils ne cessent cependant de prouver que leur goût de l'agitation et leur envie de voir les choses changer est resté intact.
"Si l’un d'entre vous déteste les homosexuels, les gens d'une couleur différente ou les femmes, faîtes nous une faveur: oubliez nous. Ne venez pas à nos concerts et n'achetez pas nos disques". Cet avertissement sur les notes de pochette d"'Incesticide" résume assez clairement leur état d'esprit. Une colère que l'on retrouve avec une urgence presque effrayante sur certains titres de "In Utero". "Frances Farmer" est un hommage de Kurt à l'actrice originaire de Seattle brisée par l'establishment parce qu'elle ne voulait pas se conformer aux règles de l'Amérique des filles. Une victime du maccarthysme, mais plus largement de la bêtise réactionnaire et bureaucratique. Quant à "Rape Me", la hargne et le dégoût qui transparaît dans la manière de chanter de Kurt fait froid dans le dos.
Ne craignent-ils pas que le message de la chanson soit mal compris?
Chris: «Peut être que si cette chanson avait été sur "Nevermind" il y aurait eu un risque de confusion. Mais je crois que nous avons donné assez d'interviews pour tout le monde sache quel est notre avis là dessus.»
Kurt: «Ceux qui pourraient croire une seconde que nous pourrions écrire une chanson qui glorifie le viol peuvent aller crever en enfer. Nous n'avons pas besoin d'eux.»
L'un des meilleurs moyens de voir Cobain se replier sur lui même est de le questionner sur le sens précis de ses paroles. Lorsque nous lui demandons ce qu'il a voulu dire par "I wish I could eat your cancer when you turn black", une ligne de "Heart-Shaped Box", qui sera le premier single extrait, c'est Chris qui désamorce toute prétention à continuer plus loin.
«Voyons quelle est la réponse à cette question aujourd'hui? Ah oui, c'est une chanson dédiée au gens nés en Juillet.»
Et qui est ce Tourettes, dont le nom sert de titre à l'une des chansons?
Kurt: «C'est un français, je crois. Un docteur qui a étudié cette maladie mentale qui fait qu'au beau milieu d'une phrase, tu te mets soudain à perdre le contrôle et dire les pires horreurs. J'avais la flemme d'écrire un texte pour cette chanson. Je me suis mis devant le micro et j'ai aligné tous les jurons qui me passaient par la tête.»
La copine de Dave ne supportant pas la fumée, nous émigrons sur la terrasse pour que les accros de la clope puissent assouvir leur vice.
Cyril leur rapporte ce que Chris Isaak a dit de leur musique, qu'il la trouvait apaisante. La réaction n'est pas celle prévisible:
Kurt: «C'est exactement ce que je pense de la sienne. Non sincèrement, j'aime beaucoup sa musique. Et il est personnellement très agréable.»
Je les préviens que Paul McCartney avait dit que "Lithium" était la chanson qu'il avait le plus aimé récemment.
Chris: «Ca, c'est amusant parce que quand j'ai fait la ligne de basse de ce morceau mon but était justement de lui donner un air Beatles.»
Kurt: «Je crois que si c'était John Lennon qui avait dit ça je me serais fait pipi dessus de joie. Mais Paul, quel nœud... Ok je suis injuste et j'imagine qu'il a contribué largement à beaucoup de choses que j'aime chez les Beatles. Mais je déteste ses albums solo. Et j'ai du mal avec le personnage. Son cote bien blanchi, bien propret... J'ai été plus flatté quand j'ai appris que sa femme, Linda Eastman, voulait faire des photos de nous.»
Contrairement à ce que je présumais, les trois Nirvana apprécient et semblent bien connaître le rap. Goats, Arrested Development, Public Enemy... ils connaissent à peu près tout ce que cette musique à d'intéressant à proposer.
Chris: «Là où j'ai du mal c'est quand le rap sombre dans le machisme primaire. Cette obsession des chaînes en or, des grosses bagnoles et d'un monde où toutes les femmes sont des putes... C'est dur à avaler. Ca et la glorification des flingues. Je ne vois pas ce qu'il y a de cool à en avoir un. Les flingues craignent. Ils tuent des gens dans ce pays. Tiens vous ne savez pas la meilleure? J'ai lu qu'un magasin de flingues dans je ne sais plus quelle ville avait affiché un panneau "Spécial rentrée des classes" sur sa vitrine. Ca en dit long sur la mentalité des gens qui les vendent et l'âge de ceux à qui ils espèrent les fourguer!»
La nuit commence à tomber. Tous se souviennent qu'ils avaient plus ou moins des engagements pour la soirée. Kurt doit terminer une bio qu'il a promis de finir pour la semaine dernière. Dave recoit sa mère, dont c'est l'anniversaire, à dîner et doit aider à préparer le repas. Et Chris a plus ou moins les mêmes obligations avec un oncle venu de Croatie, le pays que ses parents ont quitté pour émigrer aux States peu avant sa naissance et dans lequel le bassiste de Nirvana retourne régulièrement depuis son enfance. Pendant que nous échangeons les numéros de téléphone, Dave va chercher l'un des disques de platine qu'il a reçu pour "Nevermind" et l'offre en cadeau à Cyril.
Avant de nous séparer nous leur demandons si pour la prochaine tournée qui débutera à l'automne ils comptent renouveler l'expérience tentée au concert du New Music Seminar, et inclure un intermède où ils interprètent quelques chansons en acoustique
Chris: «Pourquoi pas? C'est toujours agréable de voir des mecs devant grogner et faire du slam pendant que tu essayes de jouer une chanson calme. Et puis c'est avec les mélodies qu'on attire Ies filles, non? Tiens d'ailleurs peut-être devrions nous lancer un nouveau concept. On appellerait ça le Diet Grunge!»

© Youri Lenquette, 1993